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L’inspecteur Pendergast était allongé sur son lit d’hôpital, parfaitement immobile. Seuls ses yeux pâles trahissaient son agitation intérieure. Il vit Nora Kelly refermer la porte en s’en allant, et jeta un coup d’œil à la pendule accrochée au mur : neuf heures. Il était temps de passer à son expérience.
Dans sa tête, il passa en revue chacune des phrases de Nora afin de s’assurer qu’aucun détail, aucun indice, ne lui avaient échappé. Mais cela ne suffisait pas.
Le périple de la jeune femme à Peekskill n’avait fait que confirmer ses craintes ; depuis longtemps, Pendergast soupçonnait Leng d’avoir tué Shottum avant de mettre le feu à son cabinet. Il ne faisait guère de doute qu’une explication avait eu lieu entre Shottum et son locataire peu après que la lettre eut trouvé sa place dans le tiroir secret du pied d’éléphant. Leng n’avait pas hésité à tuer Shottum avant de maquiller son crime en incendie.
Pendergast était également convaincu du rôle joué par Leng dans la disparition mystérieuse de McFadden, mais les questions les plus importantes n’avaient toujours pas de réponse. Pourquoi Leng avait-il choisi l’immeuble de Catherine Street pour y conduire ses expériences macabres ? Pourquoi avoir proposé ses services à plusieurs hospices de la ville un an avant la mort de Shottum ? Et surtout, où avait-il transféré son laboratoire au lendemain de l’incendie du cabinet ?
Pendergast connaissait suffisamment la psychologie des tueurs en série et savait qu’ils commettent des erreurs grossières et laissent invariablement derrière eux des indices compromettants. Ce n’était pas le cas de Leng, qui n’était pas un tueur en série à proprement parler. Il avait fait preuve d’une intelligence et d’une organisation rares, ne laissant derrière lui qu’une auréole de mystère et d’inconnu. Pendergast restait toutefois persuadé qu’il avait encore beaucoup de choses à apprendre, et que les archives éparpillées dans cette chambre d’hôpital ne lui avaient pas tout dit. Les livres seuls ne suffisaient pas. Il lui fallait passer à l’étape suivante.
L’inspecteur s’inquiétait également de son manque d’objectivité, de la façon dont il s’était laissé gouverner par ses émotions depuis le début de cette affaire. Faute de se reprendre et de recouvrer la parfaite maîtrise de soi qui le caractérisait ordinairement, son entreprise était vouée à l’échec, il le savait. Et il n’avait pas le droit à l’erreur.
Il était temps pour lui d’entamer un périple d’un tout autre ordre.
Pendergast balaya du regard les piles de livres, de vieux journaux et de cartes installées tant bien que mal sur des chariots roulants prêtés à contrecœur par ses infirmières. Le document le plus important se trouvait sur sa table de nuit : un vieux plan jauni du Cabinet Shottum. Il le prit une dernière fois entre ses mains et l’examina longuement, mémorisant le moindre détail, avant de le reposer sur sa table de chevet.
Il était temps de partir, mais avant toute chose, il s’agissait de faire taire la rumeur qui l’entourait.
Son état s’améliorant, Pendergast avait demandé à être transféré de l’hôpital Saint-Luke à celui de Lenox Hill. Un choix qui n’avait rien d’anodin puisque ce vieil établissement de Lexington Avenue possédait les murs les plus épais de toute la ville, à l’exception de ceux de son propre immeuble, le Dakota. Malgré cette précaution, les bruits les plus divers risquaient de venir troubler son expérience : le bourdonnement de la machine à oxygène installée au-dessus de sa tête, la conversation des infirmières un peu plus loin dans le couloir, les bips incessants des appareils médicaux, le souffle des respirateurs, le ronflement du malade opéré des amygdales dans la chambre voisine, le ronronnement de la VMC dans les faux plafonds... Concrètement, il ne pouvait rien contre ce brouhaha constant, sinon faire appel à ses capacités de concentration.
Avec le temps, Pendergast avait mis au point une technique extrêmement efficace, héritée d’une ancienne pratique méditative bouddhiste du Bhoutan, le Chongg Ran.
Pendergast commença par fermer les yeux. Puis il construisit dans sa tête un échiquier, posé sur une table en bois dans un halo de lumière jaune, avant d’ajouter deux joueurs. Le premier ouvrit les hostilités, suivi par son adversaire, et le jeu se poursuivit, chacun des deux joueurs reprenant l’initiative dès que l’autre avait bougé un pion. Au fur et à mesure que la partie avançait, chaque joueur développait sa propre stratégie, adaptant sa contre-attaque à l’initiative de l’adversaire : variante Hanham, défense des Deux Cavaliers, gambit viennois.
Déjà, le bruit ambiant commençait à s’éteindre dans la tête de Pendergast.
La partie se solda par un match nul, et Pendergast fit disparaître l’échiquier ainsi que les joueurs. Son cerveau quasiment débarrassé des bruits extérieurs, il imagina alors quatre joueurs de cartes installés autour d’une table. Pendergast avait toujours considéré le bridge comme un jeu plus noble et plus subtil que les échecs ; s’il lui arrivait rarement d’y jouer depuis que les derniers membres de sa famille avaient disparu, c’était faute d’avoir trouvé des partenaires dignes de lui.
La partie commença. Les facultés d’abstraction mentale de l’inspecteur étaient impressionnantes, car chacun de ses joueurs imaginaires ignorait le jeu des autres et pouvait choisir librement sa stratégie. La partie se poursuivit, avec ses coupes d’atouts, ses petits et ses grands chelems. Pendergast s’amusait même à compliquer le jeu, multipliant les conventions Blackwood, Stayman et Gerber, poussant un déclarant à l’erreur, glissant ici et là des signaux mal interprétés entre partenaires.
Le premier robre terminé, les bruits s’étaient éteints définitivement. U régnait dans sa tête un silence absolu, et Pendergast était prêt à passer à l’étape suivante.
Il s’agissait cette fois d’inverser le cours du temps à l’aide de sa mémoire.
Au terme d’une concentration intense, il décida de se lancer.
En pensée, il descendit de son lit, aussi léger et aérien qu’un fantôme. Puis il se vit traverser les couloirs déserts de l’hôpital, descendre l’escalier principal, franchir le hall d’entrée pour se retrouver sur le trottoir.
A ceci près que l’hôpital n’était plus - ou plutôt, pas encore - un hôpital. Cent vingt ans auparavant, le bâtiment abritait encore la Maison de repos des Malades de la Consomption.
Pendergast se tenait immobile devant l’établissement, observant le décor qui l’entourait à la lueur du crépuscule. En direction de Central Park, l’Upper East Side n’était qu’un patchwork d’élevages porcins, de terrains en friche et de promontoires rocheux. Un peu plus loin, quelques masures en bois regroupées en hameaux venaient rompre la monotonie du paysage. De rares becs de gaz conféraient à l’avenue un semblant d’apparence urbaine, bien différente de celle des quartiers populeux situés plus au sud.
Dans son ensemble, le New York que découvrait Pendergast par la seule force de sa pensée manquait de netteté, mais il s’en souciait peu à ce stade de son voyage à travers l’espace et le temps. Il s’appliqua pourtant à humer profondément l’air du soir, respirant un mélange de charbon brûlé, de terre et de purin.
Il descendit lentement le perron de la Maison de repos et emprunta la 76e Rue vers l’est, en direction de l’eau. À mesure qu’il avançait, quelques demeures en pierre de taille faisaient leur apparition à côté des vieilles maisons de bois et l’on apercevait de plus en plus de voitures à cheval sur le pavé parsemé de paille. Les messieurs qu’il croisait déambulaient en longs manteaux à revers étroits, et les femmes portaient des robes à tournure et des voilettes.
Au carrefour suivant, il grimpa dans un tramway et donna une pièce de cinq cents au contrôleur. Arrivé à la 42e Rue, il descendit et emprunta la ligne de chemin de fer aérien Bowery & 3e Avenue ; cette fois, il dut s’acquitter de la rondelette somme de vingt cents pour accéder à une voiture de première classe, avec des sièges rembourrés et des rideaux aux fenêtres. Avant de monter, il eut le temps de lire sur les flancs de la locomotive à vapeur le nom de Chauncey M. Depew.
Tout le temps que dura la course, Pendergast se tenait immobile sur la banquette de velours, bercé par le cliquetis des roues sur les rails et les voix des autres voyageurs. Ici et là, la conversation roulait sur les dernières nouvelles de cette année 1881 : les chances de survie du président Garfield au lendemain de l’attentat dont il venait d’être victime, les régates organisées l’après-midi même sur l’Hudson par le Yacht Club de Columbia, les vertus thérapeutiques miraculeuses du manteau magnétique Wilsonia.
Il arrivait à Pendergast d’avoir des trous noirs. Aucun voyage imaginaire dans le temps n’est parfait, la mémoire humaine ayant irrévocablement laissé s’échapper tel ou tel fragment d’histoire, et Pendergast traversait parfois des décors brumeux là où ses recherches ne lui avaient pas permis de reconstituer parfaitement l’univers du New York d’alors.
Le train pénétra enfin dans le quartier du Bowery et Pendergast descendit de voiture. Planté sur le quai, il prit le temps d’observer les alentours, attentif au moindre détail. Les voies surélevées du chemin de fer surplombaient la rue, et une fine pellicule d’huile et de poussière de charbon recouvrait les stores des magasins en contrebas. La Chauncey M. Depew reprit sa course dans un long crissement de roues, sa cheminée rougeoyante projetant dans l’air une pluie d’escarbilles et d’étincelles.
Pendergast suivit le flot des passagers le long d’un étroit escalier de bois et se retrouva sur le trottoir face à une vitrine sur laquelle était peint en anglaises élégantes : George Washington Abacus, Expert en physionomie et professeur d’art capillaire. Observant la foule des passants qui s’écoulait à côté de lui, Pendergast découvrit un océan de chapeaux hauts de forme. Sur la chaussée encombrée, une marée de trams et de fourgons tirés par des chevaux se croisaient péniblement. Des marchands ambulants et des bonimenteurs se bousculaient sur les trottoirs, proposant leurs services à la cantonade. Un étameur particulièrement en voix criait à tue-tête : « Casseroles ! Casseroles ! Donnez-moi vos casseroles ! », tandis qu’une jeune femme traînant derrière elle une cantine montée sur roues lançait d’une voix criarde : « Elles sont belles, elles sont bonnes, elles sont savoureuses, mes huîtres ! » Un vendeur de maïs grillé trimbalant sa marchandise dans un landau proposa un épi dégoulinant de beurre à Pendergast qui le refusa d’un signe de tête avant de poursuivre son chemin à travers la foule. Cet intermède avait suffi à lui faire perdre un peu de sa concentration et il dut faire un effort pour retrouver ses marques dans le décor ambiant.
Il avançait toujours, veillant désormais à maintenir ses sens en éveil. Le brouhaha était quasiment insoutenable, entre le martèlement des sabots des chevaux, les bribes de musique et de chansons qui flottaient dans l’air, les cris, les exclamations, les jérémiades et les jurons qui fusaient à chaque instant. Mais, davantage encore que ses oreilles, le nez de l’inspecteur était constamment sollicité par les relents de transpiration, de viande grillée, de parfums à cent sous et de crottin qui l’assaillaient de toutes parts.
Un peu plus loin, à hauteur du 43 Bowery Street, une immense affiche bariolée, placardée sur la façade du Windsor Theatre, annonçait la présence de Buffalo Bill dans un spectacle intitulé L’Éclaireur des plaines de l’Ouest. Les théâtres voisins n’étaient pas de reste, proposant des spectacles aux noms tout aussi pittoresques : Fedora, Dans la nuit du grand Nord, Le Voyageur de l’Arkansas, Le Garnement de Peck. À l’entrée de l’une de ces salles, une gueule cassée de la guerre de Sécession tendit sa casquette d’un air insistant à Pendergast qui passa devant lui sans le voir.
Au coin de la rue, l’inspecteur s’arrêta un instant pour s’orienter avant de s’engager sur East Broadway. Après l’atmosphère fébrile du Bowery, il régnait sur Broadway un calme relatif. Pendergast longea la longue succession de vitrines de la rue, toutes plongées dans l’obscurité à cette heure tardive. Les abattoirs côtoyaient les échoppes des prêteurs sur gages, des selliers, des bourreliers et des chapeliers pour dames. Certaines façades lui apparaissaient dans leurs moindres détails, tandis que celles qu’il n’avait pu identifier au cours de ses recherches restaient plongées dans un brouillard diffus.
Pendergast s’engagea sur Catherine Street en direction de l’East River. Contrairement aux commerces d’East Broadway, ceux de cette artère populeuse étaient encore ouverts, la lumière qui filtrait des estaminets, pensions pour marins et autres bars à huîtres dessinant dans la nuit des motifs d’un rouge criard. Au coin de la rue s’élevait un bâtiment auquel sa silhouette trapue et sa façade barbouillée de suie donnaient un air menaçant. Avec ses corniches de granit ouvragé et ses linteaux en ogives, il avait été construit dans une pâle imitation de style néo-gothique. Au-dessus de l’entrée, une pancarte en bois annonçait en grosses lettres dorées sur fond noir :
CABINET DE PRODUCTIONS NATURELLES
ET DE CURIOSITÉS J. C. SHOTTUM
Trois ampoules électriques protégées par du grillage éclairaient la porte principale d’une lumière agressive, signalant aux badauds que le Cabinet Shottum était ouvert, comme le confirmait la voix du crieur à l’entrée. Pendergast ne parvenait pas à comprendre ce qu’il disait à cause du bruit de la rue, mais un grand panneau sur le trottoir se chargeait d’annoncer les principales attractions du lieu : Venez découvrir l’enfant au double encéphale & visitez notre nouvelle annexe avec ses baigneuses ensorcelantes.
L’inspecteur s’arrêta à quelques mètres du coin de la rue. Dans sa tête, la ville se retrouva brusquement plongée dans un épais brouillard car il ne s’intéressait plus qu’au Cabinet Shottum dont il reconstituait méticuleusement chaque détail par la seule force de sa concentration. Peu à peu, alors qu’il puisait dans sa mémoire la formidable quantité d’informations amassées au cours de ses recherches, le cabinet lui apparut dans toute sa netteté, avec sa façade lépreuse, ses salles d’exposition et ses collections baroques.
Enfin prêt, il se mêla à la foule des chalands qui faisaient la queue devant la caisse, paya les deux cents demandés à un homme coiffé d’un chapeau tuyau de poêle défraîchi, et pénétra dans le cabinet. Dès le hall d’entrée, il fut accueilli par un crâne de mammouth trônant entre un ours Kodiak mité, un canoë indien en écorce de bouleau et un énorme morceau de bois pétrifié. Il fit des yeux le tour de la pièce : un immense fémur de Monstre antédiluvien pendait sur le mur du fond, et d’autres spécimens de la même eau étaient disposés çà et là, pêle-mêle. Mais il ne s’agissait que de simples hors-d’œuvre, les curiosités les plus intéressantes se trouvant dans les salles d’exposition elles-mêmes.
Des deux côtés du hall, des couloirs symétriques s’ouvraient sur des salles bondées. À une époque où les voyages étaient réservés à une élite fortunée, où le cinéma et la télévision n’avaient pas encore été inventés, la popularité d’un tel établissement n’avait rien de surprenant.
Pendergast entama sa visite en empruntant le couloir de gauche, pénétrant dans une pièce remplie d’oiseaux empaillés, posés les uns à côté des autres sur des étagères. Cette exposition, visiblement conçue pour l’éducation du public, n’intéressait pas outre mesure la foule des visiteurs qui se contentaient d’un coup d’œil en passant.
Pendergast suivit le mouvement et pénétra dans une vaste salle sentant le renfermé. Au centre de la pièce se tenait un humanoïde à la peau brune et ridée, les jambes arquées, les mains posées sur un pieu. Une étiquette clouée à ses pieds le présentait comme un Spécimen de Pygmée d’Afrique, mort d’une morsure de serpent à l’âge de trois cent cinquante-cinq ans. En s’approchant, Pendergast constata qu’il s’agissait en réalité d’un orang-outan rasé et grimé. À en juger par l’odeur pestilentielle qui s’en dégageait, il avait dû être boucané. À ses côtés, une momie égyptienne était allongée dans un sarcophage en bois, puis venait un squelette sans tête identifié comme celui de L’éblouissante comtesse Adèle de Brissac, guillotinée à Paris en 1789. Une plaque de fer rouillée, badigeonnée de peinture rouge, était censée être La lame ayant servi à trancher la tête de la Comtesse.
Pendergast s’immobilisa au centre de la pièce afin d’observer les autres visiteurs, et fut surpris de constater la diversité du public. Tous les âges et toutes les conditions sociales étaient représentés, depuis les adolescents émerveillés jusqu’aux bourgeois bedonnants, armés de gros cigares, qui posaient sur les spécimens exposés un regard amusé et condescendant. Une bande de jeunes durs à cuire passa tout près de Pendergast, qui reconnut sans peine des membres du gang des Bowery Boys grâce à leur chemise de flanelle rouge, leur pantalon de drap épais et leur aigrette caractéristique. Plus généralement, la faune habituelle des quartiers populaires se retrouvait là, les deux cents exigés à l’entrée étant à la portée de tous, ouvriers, orphelines, prostituées, gamins des rues ou vendeurs à la sauvette.
La visite se poursuivait d’un côté vers une salle consacrée aux Baigneuses ensorcelantes, de l’autre vers la Galerie des monstres. C’était cette dernière que Pendergast était venu voir. Ici, l’atmosphère de foire qui régnait dans les autres salles laissait place à une ambiance feutrée, nettement plus inquiétante. L’obscurité et le manque d’air contribuaient à entretenir le sentiment d’angoisse qui accueillait le visiteur. Les bruits extérieurs parvenaient comme assourdis et les visiteurs étaient nettement moins nombreux, pour la plupart des adolescents impressionnés par le spectacle qui les attendait.
À l’entrée de la galerie se trouvait une table sur laquelle reposait une grosse bonbonne en verre épais, munie d’un bouchon de liège cacheté à la cire. Un bébé y flottait dans un liquide visqueux, deux bras parfaitement dessinés émergeant de la partie supérieure de son crâne. En regardant de plus près, Pendergast constata qu’à l’inverse de la plupart des autres curiosités, celle-ci n’était pas trafiquée. Il poursuivit sa visite et se retrouva nez à nez avec un chien à tête de chat grossièrement assemblé, ce qu’indiquaient clairement les coutures visibles à travers le pelage mité de l’animal. À côté, un clam géant, sa coquille grande ouverte, contenait le squelette d’un pied humain, le panneau explicatif posé au-dessous racontant avec force détails le sort peu enviable du malheureux pêcheur de perles victime de ce monstre. Un peu plus loin, on longeait une rangée de jarres pleines de formol dans lesquelles flottaient les spécimens les plus bizarres : des siphonophores, un rai géant de Sumatra, une énorme masse brune de la taille d’une pastèque identifiée comme Le foie d’un mammouth retrouvé dans les glaces de Sibérie, ou encore un double fœtus de girafes siamoises. A l’endroit où la galerie faisait un coude, on découvrait sur une étagère un crâne humain avec une monstrueuse excroissance osseuse en plein milieu du front : L’homme-rhinocéros de Cincinnati.
Pendergast s’arrêta et tendit l’oreille. On n’entendait quasiment plus la rumeur du public et il se trouvait seul dans cette partie de la galerie. La galerie faisait un nouveau coude et une flèche soigneusement dessinée dirigeait le visiteur vers une dernière exposition dont une pancarte annonçait la nature : L’antre de Wilson-le-Manchot - Réservé aux plus téméraires.
Pendergast suivit la flèche. Le silence était presque total et la pièce, déserte, débouchait sur une petite alcôve dans laquelle trônait une tête desséchée dans une vitrine en verre. Une langue difforme émergeait de la bouche, accrochée aux lèvres tel un cigarillo. Une étrange saucisse sèche d’une trentaine de centimètres, armée d’un crochet rouillé attaché à l’aide de lanières de cuir, était posée à côté de la tête hideuse. Un peu plus loin, on reconnaissait une corde de pendu effilochée.
Sur l’écriteau posé sous la vitrine, Pendergast put lire :
LA TÊTE
DU TRISTEMENT CÉLÈBRE VOLEUR
ET ASSASSIN
WILSON-LE-MANCHOT
CONDAMNÉ À LA PENDAISON
TERRITOIRE DU DAKOTA
4 JUILLET 1868
LA CORDE FATALE
MOIGNON ET CROCHET DE WILSON-LE-MANCHOT
QUI RAPPORTÈRENT MILLE DOLLARS
AU CHASSEUR DE PRIME QUI CAPTURA CE TERRIBLE
CRIMINEL
Pendergast observa longuement le renfoncement en cul-de-sac dans lequel il se trouvait. Sombre et isolé, dissimulé aux regards indiscrets par le coude de la galerie, il pouvait difficilement accueillir plus d’un visiteur à la fois.
En cas d’agression, personne n’aurait pu entendre les cris de la victime.
À force de regarder autour de lui, Pendergast vit les murs se déformer et se liquéfier sous ses yeux tandis qu’un brouillard de plus en plus épais envahissait son cerveau. En l’espace de quelques instants, le décor qu’il avait réussi à bâtir dans sa tête acheva de se dissoudre, mais cela n’avait plus guère d’importance. Il en avait assez vu au cours de sa visite virtuelle au Cabinet Shottum pour comprendre comment les choses se déroulaient.
Il savait enfin comment Leng avait pu se procurer ses victimes avec tant de facilité.